Tu t’assoyais, écrasée par le poids de ta propre vie. Vieux celte, tu écoutais les jeunes de ton village natal s’enivrer d’hydromel. En tant que doyen, tu savais que tu devrais les arrêter mais cette soirée-là, tu voulais laisser la jeunesse être jeune. Combien de conneries avais-tu fait ? Combien de risques inutiles te sont passés à un cheveu de te couper ta tête un peu trop arrogante ? Toi, Faolan, le chasseur de monstres… Toi qui as si voyagé, combattu, rencontré et aimé… Une légende sorcière à qui l’épée traîne toujours à la ceinture.
Tu avais visité la sépulture de ta femme durant le jour. Il t’arrive de venir la voir et jeter quelques offrandes comme tu le ferais pour un vieux dieu. Ta femme, tu l’as à peine connue à-vrai-dire ; quelques sourires, des nuits et un bras pour t’accueillir à tes retours. Tu revenais neuf mois plus tard pour voir les nouveau-nés. Pourtant, tu l’aimais bien, même lorsqu’elle prenait des rides. Alors, pour rattraper le temps, tu allais la voir sur son lit éternel et tu lui causais. De tout, surtout de rien… Qui sait traquer les morts peut bien leur faire la causette.
Tu te surprenais à somnoler… pour le plaisir bien entendu. 80 ans c’est vieux pour un moldu mais pour ce que t’en savais, un sorcier bien loti pouvait tenir plus longtemps. Il n’empêche, tu avais appris à apprécier le sommeil. Un peu trop même, et ça s’était montré fatal.
Tu te réveillais au milieu de la nuit, seul dans ta cabane. Tes sens affutés de chasseur t’avaient manqué alors qu’une main froide se glissait contre ton cou. Une voix langoureuse te susurrait des propos qui aujourd’hui résonnent comme de vieilles vagues. Elle te parlait de vengeance, de punition suprême pour ta vie de meurtrier, de jugement fatal de la part de toutes les créatures magiques. On t’avait promis aucun repos. Promesse tenue. La bête t’avait mordu le cou et vider de ton sang… presque tout ton sang. Quelques gouttes devaient demeurer, ainsi qu’une malédiction. Ton infernale transformation débutait…
***
Tu avais réagi rapidement. Malgré tout le poids de cette transformation et nouvelle soif, tu connaissais bien le vampirisme. Tu t’es enfuie de ton village natal ; tu as laissé derrière toi tes fils, tes filles et tes petits-enfants. Tu as changé de nom pour ne pas attirer le déshonneur sur ceux. La légende de Faolan le valeureux chasseur devait perdurer… or tu savais que tu allais devenir quelque chose de plus monstrueux. Tu as pris le nom d’Eonan. Celui qui fuit. Fuir ton ancienne vie, mais surtout fuir cette soif impossible. Fuir cette idée que tout pourrait finir si tu demandais à un chasseur de te terrasser. Non, tu ne pouvais te résoudre à partir… car tu as honte. Honte de mourir en vampire. Tu cherchais une cure. Tu n’en trouvas point. Puis, certains soirs, la soif devenait écrasante… oui, tu as bu de l’homme. Tu t’assurais que personne n’allait s’attrister du sort de ceux que tu buvais. Des mercenaires pilleurs, des bandits de grands chemins, des maires despotiques… Ça allégeait ta conscience bien qu’à chaque fois le poids de cette ironie du sort se faisait plus lourd. Il ne suffisait pas que tu sois vieux ; il te fallait des remords, des instincts à combattre et une vie loin des tiens. Tu souffrais beaucoup.
***
La caravane magique avançait le long du chemin depuis plusieurs jours, sans interruption. Tu avais convaincu un commerçant qui passait par là de te transporter. Tu souhaitais te rendre à l’Est de l’Europe… peut-être vers la Sibérie. Le froid ne t’intimidait pas. Tu pensais y trouver quelque chose. Tu ignorais quoi, mais tu ressentais une espèce d’appel qui te poussait à y aller. Tu gardais ton long chapeau baissé pour cacher tes traits les plus repoussants. Tu te demandais tous les quatre heures si ton compagnon de fortune savait. Tu voulais que non mais, paradoxalement, tu espérais que oui. L’idée que quelqu’un veuille te parler malgré ta condition te flattait dans le sens de ton poil gris. Au moins une fois par jour, tu conversais avec le jeune marchand. De tout, surtout de rien. Tu te souviens néanmoins d’une discussion. Vous parliez des affaires moldus.
- Les moldus se font la guerre dans la région. Les routes sont moins sûres mais j’ai des dispositifs pour qu’ils ne nous voient pas. Je préfère ne pas affronter ces primitifs… c’est qu’ils ont la force du nombre, m’sieur. - La guerre et les bâtards… deux choses irrémédiables.- Vous avez l’air de vous y connaître.- Je n’affirmerai pas le contraire.
Votre discussion s’est arrêté en même temps que la caravane enchantée… et pour qu’une caravane enchantée s’arrête. Un couinement résonne de l’avant.
- Ah, un autre cadavre sur le chemin.- Je crois que c’est toujours en vie.Tu sors de la caravane, curieux. Devant la route, pourtant bien cachée, était couchée une jeune femme. S’il s’agissait d’une moldue ou non, tu l’ignorais. Tu ne voyais que son nez éclaté, son poux mourant et un long filet de sang coulant le long du bas de son corps. Elle avait été abusée et laissée pour morte. Toutefois, elle continuait à respirer et les Anciens savaient combien de temps son énergie vitale allait lui permettre de vivre. Le marchand commençait déjà à la traîner hors de la route alors que tu sentais le besoin d’intervenir.
- Cette pauvre chose ne s’en sortira pas. Nous pourrions abréger ses souffrances.- Oui… Ce n’est pas trop mon truc.- Je vais m’en charger. Et je vais lui faire une tombe à peu près convenable. Vous m’attendez ? - Très bien mais ne perdez pas trop de temps. Qui sait si une bande de moldus se cache ici.Tu avais continué à la traîner hors du chemin grâce à cette force phénoménale que tu as hérité. La soif te prenait aux tripes, tandis que la jeune fille rendait ses derniers souffles. Tu l’avais consommé rapidement, dans le but de l’envoyer vite fait dans l’Au-Delà. Rien de glorieux là-dedans ; tu te sentais dégoûtant de te nourrir de la sorte. Puis, grâce à tes pouvoirs, tu manipulais la terre pour lui construire une tombe confortable. Toutefois, tandis que tu t’apprêtais à la jeter dans le trou, elle se mit à trembler…
***
Sans doute dégoûté de toi-même, tu t’étais empêché de te nourrir pleinement d’Ivana. Ivana s’était alors transformée sous tes yeux horrifiés. Tu venais de commettre une erreur de plus dans ta lourde immortalité.
Tu as quitté le marchand sans lui dire au revoir. Tu as transporté Ivana vers une cave où elle pouvait passer la nuit et où les lumières matinales ne pourraient la blesser. Lorsqu’elle reprit conscience, tu saignais déjà un phacochère pour le déjeuner. Il fallait bien qu’elle mange avant que tu puisses lui annoncer la nouvelle… Ivana l’a mal prise. Elle t’a dit qu’elle aurait préféré mourir que de subir ça. Elle le détestait, et toi aussi tu te détestais. Tu lui as avoué que tu regrettais. Or, les regrets d’un vieux vampire n’intéressent personne et à bien y penser, ils ne t’auraient pas convaincus toi-même à la place d’Ivana. La seule chose que tu pouvais lui proposer pour te racheter fut de lui offrir d’étancher sa soif en se vengeant, et lui apprendre comment contrôler ses pulsions.
Elle accepta puisque la faim lui tenaillait ses entrailles mortes. Pendant une année complète tu voyageais en sa compagnie, voulant te racheter du mieux que tu pouvais. Tu lui offrais un guide, elle t’offrait un mot ou deux lorsqu’elle voulait t’adresser la parole. Toutefois, le pire arriva lorsque dans les confins du nord, elle tomba dans cette folie meurtrière qui la mena à d’horribles bains de sang. La neige était devenue rouge. À ce point, les vieux réflexes de Faolan sont revenus et tu l’as achevé, pour de bon cette fois.
Quel gâchis, tu t’es répété des centaines de fois. Tu voulais faire le bien et voilà où ça t’avait mené… Sur cette tragédie tu as quitté le nord. Tu es passé par l’Asie centrale, descendue vers l’Orient des sables, avant de traverser la côte méditerranée. Tu as connu les nuits d’Italie et les oiseaux de nuit espagnols. Tu as perdu tes nuits à réfléchir parmi les Grecs, pour retourner aux vieilles forêts celtes… Dont tu te sentais indigne de revisiter. Tu as pris la mer pour atterrir au royaume des pluies, sur cette immense île bizarre. Tu as décidé d’y faire ton nid, ton sarcophage… Ton corps ne connaît plus la vieillesse mais c’était d’âme que tu te sentais fatigué. Exténué. Tu t’es construit un manoir, un jardin, loin du monde pour que personne ne souffre de tes actions… et pourtant le monde n’a jamais été bien loin. Tu t’es incrusté dans le paysage. Les sorciers parlent du Seigneur Vampire et de son domaine. On raconte que tu possèdes toutes sortes de serviteurs, que tes portes grincent et que tu dévores des jouvenceaux. Bon, tu t’es entiché de quelques inférieurs dont tu t’occupes, tes portes ont un problème d’huile mais non, tu ne captures pas les preux chevaliers pour ton plaisir. Seulement ceux qui te rendent une visite importune ou qui laissent leurs adversaires dans le même état qu’Ivana. Oui, tu es un drôle d’oiseau, un vampire qui enterre ses victimes avec respect, même si tu préfères te nourrir d’animaux. Tu saignes régulièrement tes vaches, tu penses à autre chose que la soif en t’occupant de tes plantes… Et lorsque les louanges sur tes pouvoirs se sont fait entendre sur toute l’île, des sorciers ont commencé à te visiter. Sans doute attirer par cette aura typique du vampire, malgré ta vieille tronche, te dis-tu. Quoiqu’il en soit, tu te remets à parler. Les vieux vampires tendent à mieux se contrôler que les jeunes, crois-tu. Tu peux t’illusionner sur ton humanité.
En attendant, le monde continue de tourner. Certains construisent des écoles, d’autres poursuivent leurs rêves de conquête et toi… tu t’occupes de tes fleurs et tu converses avec les gobelins. Peu fréquentable mais fréquenté. Vieux schnock.